Les histoires de Nanou

Les histoires de Nanou

Le Prince et le Dragon

 

 Il était une fois, pas très loin d’ici, un prince qui faisait une cour très déterminée à une jeune fille. Il usait de tant de moyens pour lui plaire qu’il était devenu une référence dans les bouquins d’économie au chapitre « marketing et créativité ». Il lui avait offert un jardin suspendu où ne poussaient que ses fleurs préférées, un cheval docile à la robe brillante qui l’emmenait là où elle voulait (et faisait un détour par le château pour qu’il puisse l’apercevoir), des robes de grands couturiers et les chaussures qui allaient avec. Il avait même donné son nom à une étoile lors d’une cérémonie somptueuse à laquelle tous les sujets du royaume avaient été conviés. Il organisait des rendez-vous toujours plus fous, dans des endroits improbables et selon lui romantiques. Comme ce soir où il l’invita à pique-niquer au sommet d’une montagne, lui offrant comme final, sur fond de clair de lune, un splendide feu d’artifice.

 Mais curieusement, la jeune fille restait sourde à ses techniques de drague toujours plus imaginatives et sophistiquées. Leurs rendez-vous se terminaient invariablement de la même façon :

- Prince, c’est impossible entre nous.

 

 Il ne se décourageait pas, car il était convaincu qu’elle était faite pour lui. Pourquoi ? Il avait fait un rêve dont il gardait un souvenir très vif : une averse venait d’être balayée par le vent, le ciel bleu se reflétait dans les flaques d’eau que la pluie avait laissé derrière elle. Une fille s’amusait à y sauter à pieds joints. Elle était vêtue d’un bustier en velours rouge et d’une longue jupe rose en satin chatoyant qu’elle ne se préoccupait pas de voir trempée. Il s’était réveillé avant de voir son visage mais l’image de cette tenue particulièrement originale ne l’avait pas quitté. Et lorsqu’il avait rencontré la jeune fille pour la première fois en allant déposer ses bouchons en plastique dans le container adéquat, elle portait très exactement la même tenue. Ses boucles brunes qui brillaient à la lumière des néons du supermarché avaient fini de faire fondre son cœur.

 

 Ses parents commençaient cependant à être incommodés par cette romance qui amusait tout le royaume. Il ne se passait pas un jour sans qu’il ne fasse une folie pour conquérir sa belle. Mais ils ne parvenaient pas à faire entendre raison à leur fils.

- Tu te rends compte de l’empreinte carbone de ton dîner aux chandelles à Rome ? Je ne peux pas continuer à augmenter les impôts pour payer tes bêtises.

- Ce ne sont pas des bêtises. On parle de la future Reine.

- Elle n’arrête pas de te dire non, tu n’as donc pas d’estime de toi ? intervint sa mère

- Si. Et mon estime sera récompensée quand elle aura enfin succombé.

- Qui te dit qu’elle succombera un jour ?

- Je le sais, c’est tout.

 

 Ce soir-là, il l’invita au cinéma. Mais pas n’importe quel cinéma : un cinéma 5DY. Qu’est-ce qu’un cinéma 5DY ? Un cinéma 4DX, avec les acteurs en chair et en os.

 Pendant le film, il ne cessa d’observer son visage captivé par l’action et Bradley Cooper. Lorsqu’elle finit son pop-corn, il lui tendit le sien. Et lorsque les acteurs quittèrent la scène/écran et qu’ils se retrouvèrent seuls, elle se tourna vers lui et lui dit :

- Prince, c’est impossible entre nous.

 Il était atterré. Il pensait réellement que cette soirée serait la bonne. Pour la première fois, ses certitudes commencèrent à vaciller. Allait-elle un jour lui dire oui ? Elle s’était levée et terminait de boutonner son manteau pour partir lorsqu’il lui posa la question qu’il ne lui avait jamais posée :

- Pourquoi ?

 Il vit qu’elle était décontenancée car sa main resta suspendue dans le vide.

- Mais… Tu ne le sais donc pas ?

- Je ne sais pas quoi ?

- Pourquoi je ne peux pas accepter d’être avec toi.

- Arrête de me torturer, dis-moi donc pourquoi, que l’intrigue commence enfin.

 Elle se rassit et se tourna vers lui pour lui dire :

- C’est à cause du Dragon. Lorsque j’ai signé le bail de mon studio je n’avais pas vu la clause écrite en tous petits caractères.

- Que dit la clause ?

- Que le bail est à durée illimitée, que je ne peux pas casser de mur, installer une hotte, ni accueillir un chat ou fréquenter un prince. Tout manquement m’expose à prendre comme coloc un dragon. Dans un studio, je te laisse imaginer la scène.

- Mais… Ce n’est pas possible, un avocat doit pouvoir t’aider, j’en connais de très bons qui…

- Non, l’interrompit la jeune fille, tu penses bien que j’ai tout essayé. Je n’ai plus de place pour ranger les chaussures que tu m’offres, alors j’adorerais déménager. Mais le bail est inattaquable.

- Je trouverai un moyen.

 Sur ces entrefaites, le Prince quitta le cinéma d’un pas décidé.

 

 Il disparut dans ses appartements durant de longues journées. On l’entendit faire les cent pas, il réclama du papier pour faire des plans, des livres de stratégie guerrière, puis fit venir un professeur de karaté. Finalement il fit quérir un vieux sage, celui qui semblait tout savoir et qui avait aidé son cousin Petit Prince à retrouver sa belle1.

- Que puis-je faire pour toi Prince ?

- Je dois aller combattre un dragon. Peux-tu m’aider ?

- Le Dragon ? Celui des baux de location ?

- Oui.

- Tu n'auras besoin que de deux choses : ces haricots magiques et un lance-pierre.

- Qu’est-ce qu’ils ont de magique ces haricots ?

- Ils sont bio et ils poussent vite.

- Parfait. J’ai suivi un entraînement au combat au corps à corps, j’ai lu le Prince de Machiavel et j’ai pris une tenue de rechange en cas de victoire pour aller annoncer moi-même à la jeune fille qu’elle est libre. Je suis prêt.

- Bonne chance Prince.

 

 Notre héros partit donc. Son plan était simple : si la menace contre la jeune fille était le Dragon, il devait éliminer le Dragon. CQFD.

 Il marcha longtemps à travers une forêt de pins, puis une forêt de chênes. Il prit un bateau pour traverser la Grande Rivière et un avion pour rejoindre le sommet de la montagne du Dragon.

 A vrai dire, la montagne du Dragon n’en était pas vraiment une. C’était plutôt un volcan. Il fumait en permanence ce qui rendait l’ambiance sinistre et la visibilité moyenne.

 L’avion le largua en parachute au-dessus de la tanière du Dragon parce qu’il ne pouvait pas se poser. Une fois sur la terre ferme, il se débarrassa de son parachute, vérifia qu’il avait toujours son épée, ses haricots magiques et son lance-pierre puis il suivit la route vers le Dragon, avec l’aide de Google Maps. Son téléphone ne lui était cependant pas utile puisqu’il entendait les grognements du Dragon se rapprocher. Il commença à se demander vaguement ce qu’il faisait là au lieu de chercher une nouvelle série à regarder sur Netflix mais il repensa à la jeune fille, à ses grands yeux et à sa douce voix et trouva le courage de continuer son chemin.

 Arrivé devant la maison du Dragon, il s’arrêta, ne sachant pas quoi faire, ses livres de stratégie ne citaient pas le cas des combats contre les créatures légendaires. Devait-il frapper ? Ou simplement crier et le provoquer en duel ? Il choisit finalement la manière douce : il publia une story avec le hashtag : #dragonouestu?

 Une vingtaine de minutes et quelques partages plus tard, il entendit des pas se rapprocher. Il se mit en position, sortit son épée et prit son air le plus menaçant. Il fut surpris de voir que le Dragon, loin d’être une créature immense et effrayante, ressemblait à un vieux dinosaure fatigué, avec des lunettes posées au bout de son museau, comme quelqu’un qui ne voit plus de près.

 Il respecta pourtant la leçon numéro 1 : intimider l’ennemi.

- Ah, tu es enfin là Dragon ! Viens vite, qu’on en finisse !

- Plaît-il ?

- Je suis le prince du royaume d’à côté. Je suis venu pour une histoire de bail qui m’empêche d’être avec ma bien-aimée.

- Cette empêcheuse de tourner en rond ? Elle a déjà envoyé les équipes de Julien Courbet chez moi et elle continue de s’acharner ? Je vais lui expédier mon avocat !

- Elle veut juste mettre fin à ce bail qui l’empêche d’être avec moi.

- Et tu crois que moi j’ai envie de vivre dans un studio avec une fille qui a 150 paires de chaussures ? Je n’y suis pour rien, moi aussi j’ai signé un contrat avec de tous petits caractères.

- Alors avec qui je dois régler mes comptes ?

- Avec Jack. C’est lui qui rédige les contrats.

- Et où est Jack ?

- Avec Charlie.

- Quoi ?

- Rien. Tu vois la petite maison à droite du grand rocher ? C’est chez lui.

 Et le Dragon claqua la porte sans ajouter un mot.

 Le Prince se dirigea vers la maison du fameux Jack en se demandant une nouvelle fois ce qu’il faisait là au lieu d’être tranquillement chez lui.

 Il frappa à la porte.

- Plaît-il ?

- Je suis le prince du royaume d’à côté. Je suis venu pour une histoire de bail qui m’empêche d’être avec ma bien-aimée.

- Vraiment ? Tu n’as pas vu ça avec le Dragon ?

- Si, mais il m’a envoyé chez toi. Il faut annuler ce contrat qui n’a ni queue ni tête.

- Es-tu seulement sûr de vouloir te lancer dans une relation avec cette jeune fille ?

- Évidemment, sinon pourquoi aurais-je fait tout ce chemin ? En plus la seule compagnie qui dessert le volcan est low coast, je ne ferais pas ce sacrifice pour n’importe qui.

- Écoute, je vois que tu es sincère et je veux bien t’aider, mais il me faut une contrepartie.

- Quel genre de contrepartie ?

- J’aimerais développer l’agriculture dans le coin mais peu de plantes supportent le souffre et la chaleur du volcan. Tu as une idée ?

 Le Prince se souvint alors des haricots magiques que lui avait donné le vieillard.

- Tiens, justement, j’ai ici des graines qui devraient te satisfaire. Ce sont des haricots magiques.

- Qu’est-ce qu’ils ont de magique ?

- Ils sont bio et ils poussent vite.

- Ok, on tente.

 Il jeta une des graines par terre et immédiatement, une tige sortit du sol.

- Pas mal. Dis à la jeune fille de déchirer le contrat.

 Et il claque la porte sans ajouter un mot.

 Le Prince reprit gaiement le chemin du royaume, heureux et fier. Il avait réussi sa mission sans coup férir.

 Mais c’était sans compter sur les rebondissements du scénario. Car dès que son esprit acheva de formuler cette idée, il entendit un bruit sourd derrière lui. Il se retourna et ne vit personne. Puis il leva les yeux et fut pris d’une peur qui le cloua sur place.

 Le volcan crachait de la fumée comme une cigarette électronique et de la lave commençait à s’écouler dans un vacarme de fin du monde. Il fallait fuir. Ou bien...

 Le Prince se dit qu’il n’avait qu’une seule chance. Soit ce serait une catastrophe, soit ce serait le coup du siècle. Au lieu de s’éloigner, il courut chez Jack et frappa à la porte comme s’il était poursuivi par le diable, ce qui était un peu le cas. Jack ouvrit la porte tranquillement.

- Mais, tu n’entends pas ? Le volcan est en éruption !

- Je ne suis pas dans une zone inondable par la lave.

- Ah ? Et...

- Ton royaume ? En plein dedans.

- Zut... Dans ce cas, donne-moi des haricots !

- Pour quoi faire ?

- Tu verras.

 Jack lui donna quelques-unes de ses précieuses graines et le Prince s’élança vers le volcan. Il attrapa son lance-pierre, y plaça les haricots et les projeta sur l’orifice dont s’échappait la lave.

 Tout d’abord, il ne se passa rien. Puis il y eut un grondement sourd. La terre se mit à trembler. Le Prince se demanda s’il n’avait pas précipité sa fin et celle de son royaume. Et de la jeune fille. Alors que son cœur se serrait à cette pensée, la fumée cessa de monter. Et à la place c’était... Une tige ! Puis une deuxième. Et encore une ! Bientôt de longues tiges couvertes de feuilles vertes sortirent du volcan, se répandirent le long de ses flancs jusqu’aux pieds du Prince qui n’en croyait pas ses yeux. Et lorsque le bruit cessa, des milliers de fleurs blanches se mirent à éclore.

- ça a marché…

 

 Ému, soulagé mais légèrement incrédule, il cueillit une petite branche fleurie et reprit le chemin du village où tout le monde l’attendait. En effet, chacun avait vu le volcan se réveiller et un exode désordonné avait commencé avant que le bouquet de fleurs de haricot ne commence à couvrir le volcan.

 Il fut fêté en héros, et c’en était un. Mais il resta sourd aux ovations, car le seul avis qui lui importait était celui de la jeune fille. Les villageois s’écartèrent sur son passage tandis qu’il se dirigeait vers elle. Elle portait la jolie robe qui lui allait si bien.

- J’ai compris que quelque chose s’était passé lorsque j’ai reçu un mail concernant des promotions pour des hottes. Je n’en avais jamais reçu jusque-là, commença-t-elle.

- Tu es libre, répondit-il en lui tendant la tige fleurie.

- Pas vraiment…, fit-elle en l’acceptant.

- Comment ça ? demanda-t-il, un peu paniqué.

- J’ai décidé de signer un autre bail... mais avec toi...

 Il tomba assis au sol, submergé par les émotions de la journée.

- Alors je t’informe qu’il est à durée illimitée. Que je suis allergique aux chats. Et que tu n’as pas le droit de fréquenter un autre prince.

- Ça me va !

 

 Fin

 

 

 

 

 

Fleur de haricot



06/02/2020
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