Les histoires de Nanou

Les histoires de Nanou

Le Royaume des deux Soleils

  Il était une fois un royaume lointain, si lointain que même les Vikings qui avaient pourtant découvert les Amériques bien avant Christophe Colomb n’y avaient jamais mis les pieds. On l’appelait le Royaume des deux Soleils, car deux soleils y brillaient, tantôt ensemble (l’union faisant la force), tantôt à tour de rôle (car on n’est jamais mieux servi que par soi-même). Et comme ils se levaient et se couchaient à deux extrémités différentes, les agents immobiliers n’avaient pas besoin de préciser l’exposition dans leurs petites annonces.

 

  Un jour, une folle rumeur se propagea dans le royaume, tel le bruissement d’une brise dans les feuilles d’un chêne plusieurs fois centenaire. Elle se glissa dans les chaumières, circula à travers champs et parvint au palais royal.

- Quelqu’un a fait une réservation chez nous sur Airbnb ?!!

  Ce n’était jamais arrivé. Le village était beaucoup trop isolé pour être attractif. Et cela ne dérangeait pas les sujets du royaume, au contraire, car ils vivaient en paix.

- Qui a fait cela ? s’exclama le Roi, passablement énervé.

  Ses conseillers se regardèrent les uns les autres, à la fois perplexes et suspicieux.

- C’est moi, s’exclama joyeusement une voix derrière eux.

  Tous se retournèrent pour découvrir le Prince en personne, vêtu d’une culotte bouffante à fleurs, d’un pourpoint blanc et d’une casquette rouge ornée des deux soleils qui constituaient le symbole du royaume.

- J’ai décidé de lancer le tourisme dans la région. Amazon ne livre pas ici, au lieu de me payer, les touristes m’apporteront mes commandes Amazon.

- Et il ne t’est pas venu à l’idée de me consulter avant ?

- J’étais sûr que vous ne verriez aucun inconvénient à ce que d’autres êtres humains découvrent notre belle ville. En plus je vous ai commandé des M&M’s au beurre de cacahuètes, je sais que vous rêvez de les goûter. Ils arrivent demain.

- Et comment les touristes vont réussir à parvenir jusqu’ici ? Je te rappelle que nous vivons sur un rocher inaccessible, personne ne peut marcher jusqu’ici, sinon Amazon livrerait.

- Ils viendront en avion. Ils seront lâchés en parachute au milieu du champ de fleurs. C’est l’attraction numéro 1.

- Tu aurais pu demander à Amazon de te livrer par drone alors.

- Oui, mais non. Car voyez-vous, si j’avais fait cela, il n’y aurait pas eu d’histoire.

- Pas faux... Combien de touristes arrivent demain ?

- Et bien... Souvenez-vous que c’est le début, et que la qualité compte davantage que la quantité…

- Combien ?

- Un. Pour être plus exact, une.

  Les conseillers se mirent à rire, mais le Prince les ignora. Il continuait de sourire au Roi, son père, qui lui semblait hésiter entre se moquer de lui, le réprimander pour son insolence ou le féliciter pour son audace.

- Une, c’est parfait s’il faut la renvoyer chez elle, elle pourra difficilement organiser une manifestation. Où la logeras-tu ?

- J’ai transformé les locaux du Ministère des Affaires Etrangères en hôtel avec piscine. Je me suis rendu compte que nous n’avions pas d’affaires étrangères.

 

  Le soleil se coucha deux fois, et le Prince une seule, après avoir épousseté les meubles de la chambre de sa toute première cliente et mis des flyers à disposition dans le hall de l’hôtel.

  Le lendemain matin à la première heure, il était sur le tarmac, guettant le bruit d’un moteur d’avion. Il avait demandé au jardinier de planter des fleurs rouges de façon à montrer le point d’atterrissage visible depuis le ciel. Cela ressemblait à :

 

image.png

 

  Alors que l’un des soleils était déjà haut dans le ciel et que le suivant commençait à se lever, il vit passer un avion, et un petit point s’en détacha, qui devint une tache rose dans le ciel. Le parachute descendit lentement, s’orientant adroitement vers le point d’atterrissage.

  Le prince prépara sa pancarte de bienvenue et son plus beau sourire.

  La touriste atterrit en douceur, avant d’être recouverte par son parachute. De longues minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne sorte la tête de sous l’étoffe, rouge et ébouriffée.

- Un coup de main n’aurait pas été de refus !

  Il était tenté de lui dire que cela ne faisait pas partie du contrat mais sentit que ce serait une mauvaise idée. Il lui tendit la main pour l’aider à se relever et dit :

- Désolé...

  Une fois debout, elle chercha immédiatement autour d’elle le second parachute tombé un peu plus loin qui transportait ses bagages : une petite valise, une mallette et un chevalet. Ses yeux allèrent de ses bagages à lui, puis de lui à ses bagages. Il la regardait sans rien dire puis comprit soudainement.

- Je vais les chercher !

  Il avait pourtant lu et relu le Guide Touristique pour les Nuls en pdf mais n’avait pas encore acquis tous les automatismes.

  Ils marchèrent vers l’hôtel dans un silence de mort. Elle regardait autour d’elle, les rochers, les montagnes au loin et le ciel, mais ne disait rien. Mais lui l’observa soigneusement. Il y avait ses cheveux clairs qui aux soleils reflétaient mille et une couleurs, sûrement parce qu’elle utilisait ce qu’on appelait un « après-shampoing », peut-être même un « masque ». Il y avait ses yeux couleur noisette qui se fixaient sur les choses qui l’entouraient comme si elle gravait dans sa mémoire tout ce qu’elle voyait. Il y avait surtout son sourire ému lorsqu’elle levait les yeux au ciel vers les deux soleils. Elle avait l’air casse-pieds, mais pas seulement.

  Il déposa ses affaires devant sa chambre.

- C’est notre meilleure suite, avec salle de bain privée, kitchenette et vue sur la piscine.

- Parfait. Dites, à quelle heure le soleil se couche ?

- Lequel ?

- Les deux.

- Aujourd’hui c’est 18h et 21h.

- Très bien. Merci. Au revoir.

  Elle referma la porte sans lui laisser le temps de dire que les sachets de thé se trouvaient dans la boite posée sur la table de l’entrée et le sucre dans la salle de bain.

 

  Il passa la journée dans le hall à attendre - sans se l’avouer - qu’elle sorte de sa chambre. Il avait préparé une liste d’activités à lui proposer, de préférence avec lui. La visite du château, l’escalade du Grand Rocher, la balade en forêt... Il laissa son esprit divaguer en pensant à une balade en forêt au clair de lune quand la porte s’ouvrit brusquement. Elle en sortit en trombe, sa mallette sous le bras, et passa devant lui sans lui adresser le moindre regard.

  Sans se poser de questions, il la suivit. Elle marcha d’un pas rapide jusqu’au belvédère qui offrait la plus belle vue sur les montagnes et le soleil n°1 en train d’amorcer sa descente.

  Elle s’installa sur l’herbe, sortit une boite de pastels de sa mallette et commença à dessiner des taches de couleurs sur une feuille de papier blanc. Elle semblait très concentrée. Il n’osait presque pas respirer et commença à se demander ce qu’il faisait là.

- Vous allez rester là longtemps à m’espionner ?

  Il sursauta puis essaya de se redonner une contenance, sans grand succès. Elle avait dit cela sans même se retourner. Il alla vers elle d’un pas qu’il voulait nonchalant.

- Vous dessinez ?

- Pas encore, pour l’instant j’essaie de définir la palette de couleurs de ce coucher de soleil en plein soleil. C’est très différent d’un coucher de soleil classique. C’est fascinant.

- Pour nous c’est plutôt banal.

- Pour vous oui. Pour moi un « simple » coucher de soleil est déjà une source d’émerveillement continuel. C’est un évènement répétitif qui est chaque jour unique.

- C’est beau.

- C’est vrai.

- Je veux dire que ce que vous dites est beau.

- C’est vrai ?

- C’est vrai.

- Pourquoi vous m’avez suivie ?

- Parce que je suis votre guide

  Elle sourit sans le regarder.

- Normalement on suit son guide et pas l’inverse.

- J’aime votre répartie.

  Pour toute réponse, elle sourit encore. S’ensuivit un silence un peu magique que personne ne voulut rompre. Elle avait cessé de travailler sur ses couleurs et regardait le soleil n°1 disparaitre tandis que le soleil n°2 commençait à décliner. Et lui la regardait tandis que son cœur unique commençait à s’incliner…

 

  Les jours suivants, elle ne fit aucune des attractions qu’il lui avait préparé. Et chaque fois qu’elle refusait poliment une de ses propositions, il sentait son cœur se fissurer. Il commençait à craindre l’effondrement cardiaque.

  Elle continua cependant d’aller admirer le coucher de soleil tous les soirs et prit bientôt son chevalet pour commencer à peindre réellement. Il ne voulut pas la déranger, même s’il mourait d’envie de voir ce qu’elle faisait.

  Un soir, il décida de jouer son dernier atout. Pendant qu’elle dessinait, il avait fait des DIY déco afin de transformer le restaurant de l’hôtel en paradis romantique et il avait préparé un menu spécial St Valentin en suivant des recettes sur YouTube. Il devait absolument la faire succomber avant la fin de sa réservation AirBnb et que le Uber-Avion vienne l’emmener loin de lui pour toujours.

  Lorsqu’elle rentra à l’hôtel, elle avait un grand sourire sur les lèvres. Ce jour-là les deux soleils avaient brillé simultanément et s’étaient également couchés en même temps. Le ciel avait longuement pris des nuances de rouge, de orange et de rose sur toute son étendue et elle avait eu matière à travailler.

- Je vous fais la proposition d’activité n°42 : je vous invite à notre soirée de la St Valentin.

- Sans Valentin ?

- Nous ne sommes pas sectaires.

- Alors d’accord. Tenue correcte exigée ?

- Cela va de soi.

- J’en ai pour 5 minutes.

  Elle disparut pour se préparer et revint 2 heures plus tard. Elle portait une robe rouge qu’il ne lui connaissait pas, avec des escarpins noirs vernis et avait relevé ses cheveux en chignon désordonné. Il était époustouflé. Les 2 heures d’attente valaient peut-être finalement la peine.

  Ils s’installèrent. Le canard était trop cuit, la purée froide et le soufflé était retombé. Pourtant, tout était parfait.

- Il n’y avait pas d’autre réservation que la mienne ?

- Si, mais je les ai toutes annulées quand vous êtes arrivée.

 Il avait lu dans Cosmo que pour séduire une femme, rien ne valait l’honnêteté.

- Pourquoi ?

- Pour me consacrer à vous.

- Vous ne seriez pas en train d’essayer de me faire développer le syndrome de Stockholm ?

- Possible… ça fonctionne ?

- Possible… Si je décidais de rester, comment ça se passerait avec Airbnb ?

- A mon avis le problème ne serait pas avec Airbnb. Le souci serait ailleurs.

- Comment ça ?

- Eh bien, si vous restiez, nous serions obligés de rebaptiser le royaume en Royaume des Trois Soleils.

  Elle rougit et sourit, pas nécessairement dans cet ordre.

- Il y a un autre souci, ajouta-t-il

- Lequel ?

- Je n’ai aucune idée de comment va finir cette histoire.

- Et si justement… elle ne se finissait pas ?

  Il toucha une tache de peinture rouge qu’elle avait oublié d’enlever sur son avant-bras.

- Je crois que c’est la meilleure fin possible…

 

 

 

Fin



21/05/2019
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